Comment l’empathie facilite l’innovation ?

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Pour bien comprendre les utilisateurs/consommateurs rien de tel que d’aller à leur rencontre. Cela peut sembler évident et pourtant ce n’est pas toujours appliqué. Voici comment l’expérience du design thinking a modifié mon approche de l’innovation.

Je suis invitée à m’asseoir à la table pendant que les membres de la famille préparent le diner. J’aime tellement ce moment : observer et décrypter en étant au cœur de la réalité des consommateurs.
D’abord, c’est la mère de famille qui m’explique comment elle choisit ses produits en rayon, ce à quoi elle est attentive : « pas trop de gras », « si c’est un produit transformé je regarde toujours le premier ingrédient ». Son conjoint complète : « on essaie de cuisiner un maximum », « on fait en sorte d’éduquer nos enfants sur le bien manger ».
Les enfants rejoignent la discussion. Je leur demande : « Quels sont vos plats préférés ? ». La réponse spontanée tombe : « Les chips, quand papa et maman ne sont pas là !!… ». Silence presque honteux des parents qui n’avaient pas prévu cette réponse. Et pourtant, en creusant j’apprends que le vendredi soir, c’est « apéro dînatoire » pour toute la famille, et que pour ce moment précisément, les barrières sautent, laissant place à la recherche de plaisir autour de petites bouchées, en self-service, chacun prenant ce qu’il souhaite. Cette forme de repas est la préférée de la famille : « pas d’obligation d’être à table », un temps en cuisine minimal, « la liberté de chacun » d’associer ce qu’il veut. Une nouvelle piste de travail émerge : Comment pourrions-nous offrir des produits compatibles avec cette forme de repas ?

En interview chez une consommatrice.

Lors d’une autre immersion, cette fois autour de l’emballage, une situation m’avait marquée. Assise dans le salon de la personne que j’interrogeais, je cherchais à comprendre son rapport aux emballages plastiques. Celle-ci me dit ne plus acheter de produits avec des emballages, qu’elle a revu ses habitudes. Elle va chercher son lait dans une petite ferme (même si ça lui fait faire un détour) avec ses bouteilles en verre (récupérées des jus de fruits) ; elle utilise les tupperware chez son boucher ; elle fait désormais ses propres yaourts ; et enfin elle achète en vrac dès qu’elle le peut.
Une consommatrice complétement engagée dans la réduction de son impact. Je lui demande si l’on peut regarder ensemble le contenu de ses placards et de son frigo (étape souvent très révélatrice). Je tombe nez à nez avec plusieurs paquets de céréales et de biscuits aux emballages colorés et imposants. Je cherche donc à comprendre dans une position neutre (jamais en jugement) : « pourquoi achetez-vous ces biscuits et céréales ? ».
Elle me répond : « Pour mes enfants, je ne résiste pas, c’est plus fort que moi ! Alors je compense sur les autres produits pour limiter mon impact… ».
Je retrouvais cette dualité, le paradoxe du consommateur dont on parle souvent, et cette fois-ci je l’avais sous les yeux. Je n’aurais peut-être pas découvert cet apprentissage en focus groupe, où souvent les personnes se mettent en scène, masquant quelques réalités.

Ces moments de vérité nous sont utiles pour comprendre en profondeur les consommateurs. N’est-ce pas ce que l’on cherche à décrypter en tant que marketeur ? La réalité des consos, les paradoxes qui habitent chaque foyer, les écarts entre le déclaratif et la vraie vie ? Les changements d’attitude entre week-end et semaine, sous la contrainte du temps, lorsqu’on n’a pas eu le temps de faire son marché…

En quête d’insight dans les cuisines des consommateurs

Longtemps j’ai cru connaître et comprendre les consommateurs du fond de ma chaise dans mon bureau. Combien ai-je lu de rapports d’études, à combien de focus groupes ai-je assisté derrière la vitre sans tain…
C’est en fondant le Lab Innovation du groupe Fleury Michon que j’ai découvert le Design Thinking. Après 10 ans de marketing, je me formais à de nouvelles pratiques pour « innover autrement ». J’avais d’abord pris « une claque » en m’immergeant dans la vie des consommateurs, et j’ai très vite compris que les vrais insights je les trouverai là, au cœur de leurs cuisines.

Le Design Thinking reste et restera l’apprentissage qui a le plus transformé mon approche du marketing et de l’innovation. Remettre l’utilisateur (que l’on appelle consommateur) au cœur de la démarche, ça paraît un brin galvaudé… et pourtant cela a transformé la pratique de mon métier.
L’utilisateur est au cœur :
– en amont de la démarche, pour comprendre ses besoins et ses frustrations.
– pendant la conception, pour co-créer.
– et lors des phases de test, pour recueillir ses retours.

Tim Brown, brillant CEO d’Ideo, nous donne cette définition : « Le Design Thinking est une discipline qui utilise la sensibilité, les outils et les méthodes des designers pour permettre à des équipes interdisciplinaires d’innover en mettant en correspondance attentes des utilisateurs, faisabilité et viabilité économique ».

Le Design Thinking permet de résoudre toutes sortes de problèmes grâce à l’intelligence collective, y compris dans des domaines éloignés du design. Il m’a aidé à transformer mon approche l’innovation.

L’approche Design Thinking se déroule en 5 phases :

Prudence cependant, cette méthode n’a rien de magique ni de linéaire, qui vous promettrait succès de l’innovation ! Ce schéma est la représentation d’une démarche en réalité très itérative ; c’est davantage une philosophie qu’un carcan.

Quelques grands principes :

  • C’est une démarche exploratoire qui intègre un ensemble de parties prenantes, souvent l’écosystème lié au challenge / à la problématique. Le regard de l’utilisateur seul ne suffit pas. L’équipe va générer des apprentissages auprès des consommateurs/utilisateurs, et aussi auprès de partenaires, d’experts, ou en reprenant des données d’études quanti. Ceci dans le but de cartographier les apprentissages pour définir le bon défi.
  • C’est un processus itératif : des idées peuvent éclore lors de l’immersion, et vont être transformées au fil de l’avancée du projet, pour peut-être disparaitre. Un conseil si vous souhaitez vous lancer dans une démarche d’innovation par le Design Thinking : ne vous attachez jamais à une idée. D’ailleurs, trop souvent dans mon expérience marketing, un projet était initié suite à une idée et non en réponse à un besoin utilisateur.
  • L’expérimentation reste la seule valeur de validation d’une idée. En effet, une idée n’est validée que si elle a été confrontée à l’expérience utilisateur. Il est donc important d’accepter le droit à l’erreur ou plutôt le devoir d’essayer : tester vite, pour échouer vite et par conséquent apprendre rapidement. Là aussi, c’est souvent un biais que je rencontrais dans le test de nouveaux produits : attendre un prototype parfait pour tester presque grandeur nature. Il est préférable de tester des maquettes imparfaites pour avancer vite et améliorer le concept au fil du test.

La première phase « Empathie » est certainement ma préférée (au moins autant que l’idéation qui est aussi ma chouchoute). Entrer dans l’intimité de l’utilisateur, observer, questionner, comprendre pourquoi il fait ce qu’il fait.

La phase d’empathie est cruciale dans le processus Design Thinking. Les apprentissages et faits recueillis lors de cette phase sont structurants pour la suite de la démarche.

Malheureusement faute de temps, cette immersion est souvent négligée, voire même zappée, pensant que nous pouvons nous en passer pour directement enclencher l’idéation. Pourquoi risquer de perdre du temps si on en manque ? Résultat : une perte de temps, de l’énergie des contributeurs à travailler pendant des semaines sur des idées qui ne répondraient pas à un irritant (appelé aussi pain point dans le Design Thinking) ! Et pour finir souvent de la frustration des équipes sollicitées.
Alors oui, je ne vous dirai pas le contraire, cette démarche nécessite du temps mais au regard des apprentissages qu’elle met en exergue cet investissement est très rapidement amorti.

C’est d’ailleurs ce que nous évoque Albert Einstein : « Si j’avais une heure pour résoudre un problème dont ma vie dépendait, je passerais les 55 premières minutes à chercher la meilleure question à me poser, et lorsque je l’aurais trouvée il me suffirait de 5 minutes pour y répondre. » Attardez-vous donc à identifier les besoins et les problématiques à résoudre avant d’avoir des idées !

3 mots clefs pour qualifier cette étape :
OBSERVER, ÉCHANGER ET CAPTURER.

Observer ce que font les utilisateurs, car ceux-ci ne commentent pas forcément ce qu’ils font par habitude : par exemple, les gestes répétés lors d’une préparation de repas sont des réflexes. Pourtant, en les observant, il est possible de repérer des usages intéressants à creuser.

Échanger, questionner pour comprendre pourquoi les gens font ce qu’ils font. Le pourquoi sera votre arme fatale ainsi que le silence, pour laisser l’autre s’exprimer. Vous serez surpris de voir à quel point les gens sont prêts à vous parler de leurs sentiments et de leurs émotions ! Qu’est-ce qui les touche, qu’est-ce qui les dérange ? Comment se déroule leur journée / leur repas… ? Qu’est-ce qui provoque des frictions chez eux ? Quels sont leurs problèmes réels ?

Capturer : avec leur accord, prenez des photos, filmez. Si vous êtes dans l’agroalimentaire, l’environnement de la cuisine des consommateurs dit déjà beaucoup. Les photos vous rémémoreront les faits et elles sont un excellent moyen de partager l’immersion avec le reste de l’équipe à travers des supports réels.

Dernier facteur de réussite indispensable à cette phase, soyez dans le moment de vérité ! Si vous cherchez à améliorer la préparation des repas des jeunes étudiants par exemple, alors soyez dans leur studio ou dans leur chambre pour observer le moment de cette préparation.  N’allez pas les questionner à la sortie des cours ! Cette différence est cruciale car elle vous permettra d’être au plus proche de la « vraie vie ».

Pour avoir accompagné plusieurs équipes marketing dans cette phase, je peux vous assurer qu’elles sont toujours revenues ravies et étonnées des apprentissages sur leur cible, qu’elles pensaient pourtant connaître sur le bout des doigts.
Cette phase permet aussi de redonner sens à ce métier du marketing : quoi de plus louable que de vouloir répondre aux frustrations des consommateurs par une offre adéquate créatrice de valeur pour l’utilisateur.

Alors, je ne vous souhaite qu’une chose : d’être pris par cette passion de plonger dans la vie de vos consommateurs et de les écouter vous conter leur vision, leurs vécus et leurs idéaux… Allez-y, tentez l’expérience une fois, de nouveaux champs des possibles s’ouvriront.

 

Aline JEGOU
Fondatrice de l’Agence Citron – Conseil et formation en innovation et pratiques collectives

1 réponse pour Comment l’empathie facilite l’innovation ?

  1. Merci Aline pour cet article qui donne envie d’aller à la rencontre des utilisateurs/shoppers/consommateurs

    Adopter une posture de designer c’est déjà très bien ! et adopter un designer ?
    Le design thinking désigne une approche, une façon d’étudier un problème. Une méthode qui permet aux équipes de direction, du marketing, de la R&D, de la production et du commerce de travailler ensemble en utilisant des outils de créativité.

    Mais travailler sur un projet d’innovation en intégrant un designer dans les premières phases c’est s’enrichir de la vision d’un professionnel de la créativité. Dès cette phase d’immersion, en amont du workshop le designer apporte un input, il vient stimuler la créativité au même titre que l’étude consommateur vient cadrer la recherche. Le designer est entrainé à cette gymnastique intellectuelle et possède une culture qui vient enrichir la réflexion, il permet d’étendre le champ des possibles.
    L’idée ne viendrait à personne de faire du « plombier thinking » pour concevoir son installation sans intégrer l’artisan dans la réflexion, non ?

    Si vous avez aimé cet article, si vous êtes déjà convaincus par ses outils, vous allez adorer innover avec un designer : )